Me voilà en Colombie depuis 1 an et demi, et le processus de colombianisation va bon train. Pas la colombianisation dans le sens politique du terme bien sûr, (sens que je viens de trouver dans un dictionnaire s’entend), mais comme changement et adaptation culturelle.
Elle commence souvent par l’incorporation de vocabulaire spécifiquement colombien dans le français de tous les jours, jusqu’à parfois aboutir à un fragnol assumé. Dans mon cas, étant bilingue français-espagnol, je ne l’ai pas plus ressenti que ça puisque je « fragnolise » la plupart du temps avec mes parents et que je parle espagnol avec G., mon copain colombien. Sauf au moment où je vais dire un mot typiquement d’ici au lieu de castillan. Et presque à chaque fois, en même temps que j’en rigole, c’est comme si mon identité en prenait un coup. Le premier carro au lieu de coche qui surgit naturellement et pas juste dans un soucis de se faire comprendre… Les expressions qui viennent toutes seules où je me surprend à penser « mais comment diâââble dirais-je cela normalement? » du type paila, rien à voir avec la paella, ou qué pena, à traduire « tant pis, laisse tomber » et « désolé »…
Pourtant, c’est normal pour un étranger dans un pays ou même dans une ville (passons les 5 ans où j’ai vécut à Saint-Etienne et j’ai chopé un accent » stéphanoâ » pas classe du tout), de commencer à parler d’une certaine façon, avec un certain accent et certains termes pour faciliter la communication dans un premier temps, puis à s’y habituer jusqu’à se l’approprier complètement. Mais c’est parfois un peu mal vu. On dirait que l’on renie d’où l’on vient, qu’on se perd un peu dans cette nouvelle masse. Ici, Shakira a été tellement critiquée parce qu’elle a castillanisé son espagnol depuis qu’elle vit à Madrid! Les colombiens ont tout de suite commencé à dire qu’elle faisait exprès de parler comme ça, qu’elle crachait sur ses racines… Et c’est pas évident, elle ne sera jamais complètement considérée comme une espagnole en Espagne et les colombiens pensent qu’elle se renie comme colombienne. Elle devrait pouvoir jouir simplement de deux cultures, des deux cultures de son fils, elle qui de toutes manières a toujours revendiqué être bi-culturelle, colombienne et libanaise. Mais ça ici, les gens n’en parlent pas. Elle était barranquillera, un point c’est tout. Ça a toujours été la même chose pour moi; l’espagnole en France, la française en Espagne, et ici, euh, probablement un peu des deux.
J’aimerais bien voir ce que ça va être quand James Rodriguez va s’espagnoliser à son tour. Je ne sais pas si les gens commencerons à se rendre compte de la banalité du phénomène, s’ils le critiqueront aussi (j’en doute fortement), ou s’ils le laisseront en paix, parce que, bon, c’est James, quoi.
Pourtant, on peut tenter de lutter à corps et âme ça vient tout seul. Paila. Mon accent ici est une sorte d’espagnol fortement atténué avec un twist latino, plus chantant, plus mieleux. Mes « j » se rapprochent plus du « h » et mes consonnes sont globalement moins dures. C’est devenu la base de mon espagnol, je peux la colombianiser ou l’espagnoliser selon mon interlocuteur, mais elle est devenue ma langue ici. Mon espagnol est passé, au cours de mes vingt-cinq années, par de l’andalou, du madrilène, du mexicain, du portoricain jusqu’à du colombien. C’est presque un miracle que je ne parle pas un truc casi-incompréhensible…
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La colombianisation culturelle ne s’arrête pas à la langue. Elle touche des habitudes quotidiennes, ces différences d’avec la France qu’on remarquais tant au début et qui finissent par nous sembler normales. C’est lors du retour aux sources qu’on se rends compte; l’hymne national ne passe pas à la radio deux fois par jour dans tous les pays, c’est vrai, et ah, c’est fou ce que le feu semble long quand on doit attendre gentiment que le bonhomme passe au vert avant de traverser la rue comme tout le monde.
Une des choses auxquelles on finit aussi par s’habituer, c’est la nourriture. Et pas seulement aux nouveaux fruits, (exotique le lulo? j’ai du lulo quand je veux moi, je suis une dingue) et aux spécialités locales, mais aussi aux habitudes alimentaires: je ne demande jamais de l’eau dans un restaurant, alors qu’en principe je préfère largement boire de l’eau pour ne pas modifier le goût de ce que je mange. Bon, ok, pas aux apéros mais ça c’est pas le sujet.
(Une lulada: cocktail alcoolisé au lulo. Une tuerie.)
Non, demander de l’eau plate au restaurant, ça paraîtrait étrange. Pourquoi de l’eau alors qu’il y a tellement de jus de fruits et de boissons gazeuses? Oui, j’ai aussi pris l’habitude de ne pas m’étonner qu’on boive du jus de fruit pendant le déjeuner/dîner et ça m’arrive parfois d’en prendre moi-même. Mais pour en revenir à l’eau, je me souviens de ma deuxième semaine de stage dans une entreprise colombienne exportatrice de café, quand ma collègue, passé la première semaine de conversations purement cordiales, m’avait demandé si je buvais de l’eau au bureau parce que j’avais la gueule de bois. Impossible de lui faire comprendre l’histoire de l’hydratation, du litre et demi de flotte par jour; l’organisme colombien ne semble pas avoir ce besoin primaire. Au pays du café, pourquoi demander un verre d’eau quand on peut demander un tinto? J’ai dû passer pour une véritable alcoolique.
Peu à peu, ma consommation d’eau est descendu à en moyenne une petite bouteille d’eau par jour, et ce n’est pas le seul grand progrès que les habitudes de ce pays ont eu sur ma santé: manger du riz ET des pommes de terres, ça ne me choque plus du tout. Un bon plat ici, ça contient un max de féculents et quelques portions de viande avec salade ou avocat. Adieu mon niveau élevé de calcium dû à ma passion pour le fromage, et plus ça pue mieux c’est; ici avant le dessert, il y a des fruits, et… encore des fruits. Les petits déjeuners, bien à l’américaine, ne se prennent pas avec des toasts beurrés et des croissants, mais avec des oeufs brouillés la plupart du temps, des omelettes quelques fois, ou des oeufs au plat plus rarement. Si je petit-déjeune avec G., je m’enfile deux oeufs au fromage-jambon-bacon avant 10 heures du matin, comme si c’était normal. Je fais en général ça une fois par semaine, parce que je n’ai même pas l’habitude de manger le matin mais imaginez un peu les niveaux de cholestérol de ceux qui font ça tous les matins avant de partir au boulot: 14 oeufs par semaine par personne (sans compter que certains plats typiques du midi contiennent un oeuf au plat) ça doit faire un paquet d’artères bouchées avant la quarantaine! Pourtant, on s’habitue à ce que, plus c’est riche, et gras, et forcément mauvais pour la santé, plus c’est bon. Franchement, des chicharrones (couenne de porc grillée pleine de gras ou plutôt bon gros bout de gras avec un peu de couenne), on en voudrait en veux-tu en voilà, non? (Si.)
Bref, une de mes révélations sur ma propre colombianisation a eu lieu il y a moins de dix jours lors d’un voyage en Uruguay avec G. Nous étions invités à une sorte d’apéritif dînatoire auquel assistait des gens de différents pays, (verres de rouges et plats de viandes de boeuf, de porc et de poulet), sur lesquels tout le monde (non, pas tout le monde, les invités colombiens et moi-même), s’acharnait comme si il n’avait pas vu un steak de sa vie. La viande était bonne, très bonne, mais… Ma culturisation colombienne prenant les devants et les yeux flous (à cause de la faim hein, pas du vin) et la salive au coin des lèvres, je dis à G., « tu t’imagines cette viande, avec des papitas criollas« ! Les papas criollas se sont des petites pommes de terres rondes tirant sur le jaune délicieusement salées qui accompagnent souvent les plats de viandes. G. me rétorqua, « oui, mais avec du guacamole pour les tremper dedans » et ce n’était même pas la peine parce que, dans mon esprit et même avant qu’il le dise, j’avais une image de papas criollas à la peau reluisante servies près d’un grand bol de guacamole me reluquant du coin de l’oeil… Mmmm… Bref, je n’avais pas pensé à des merguez ou des chipolatas, ni même à des frites ou des pommes de terres au four et au beurre bien français qui auraient pourtant parfaitement accompagné ce type de repas. Non, j’avais pensé à la papa criolla…
C’est donc avec une faim on ne peut plus colombienne au ventre que je termine mon article, et pour ne pas vous laisser sur la votre, voici une photo d’un plat typique du département de Santander: un poulet aux fourmis « gros cul », (hormigas culonas), je vous le jure, avec sa sauce à la fourmis. Ça vous tente hein? Désolée, j’ai touuuut mangé!
Et bon appétit bien sûr.